Sur une page retrouvée d'un vieux Télérama, dans "Ça va mieux en le disant", deux lettres de lecteurs voisinaient :
Faudra-t-il qu'elle soit morte, comme d'autres, pour avoir la place qu'elle mérite ? Aussi grande que Barbara, Brassens ou Brel, que Le Forestier, Higelin ou Sheller, fine, sensible, intérieure, poétesse et musicienne, ciselant aussi précieusement ses textes que ses musiques, connue surtout des enfants, Anne Sylvestre n'est jamais programmée sur les radios. Ce qu'elle dit d'elle, et donc de nous, dans ses chansons "pour grandes personnes" est pourtant bien beau. (...) ces merveilles ne semblent intéresser personne.
Voilà bien le paradoxe de notre France de 1991. Dans un climat morose et de prétendue décadence, la Suède vient de dénicher parmi nous un prix Nobel : un grand physicien dont aucun journaliste français ne nous avait parlé jusque là. À denture égale, le télé de 20h30 nous montre plus souvent Patrick Sabatier que Pierre-Gilles de Gennes. D'un côté l'émail et le sourire triomphant de TF1 composent un portrait de fric et de cynisme. De l'autre, le sourire est accompagné d'un regard. Regard d'enfant émerveillé sur des choses belles, simples et compliquées : une bulle de savon, des flocons de neige.
PGG n'a sûrement pas eu un Nobel pour rien. Mes connaissances en physique sont trop nulles pour que j'en juge ; mais j'en saurais peut-être un peu plus si l'on m'avait tout expliqué aussi simplement qu'il le fait, sans couper la science de la vie.
Tous les Français n'auront pas un prix Nobel de physique ; et beaucoup sont au chômage. Mais si l'on nous montrait des PGG à la télé de 20h30, des jeunes découvriraient cette gourmandise d'apprendre et cette curiosité de la vie qui leur éviteraient peut-être le chômage, la peur de l'avenir et le défaitisme...
17 ans plus tard, quoi de neuf ? Une lectrice du Nouvel Obs, après la mort de Bashung, en référence à celle - passée alors inaperçue - du prix Nobel, écrit aujourd'hui :
"je n'ai jamais entendu parler de Pierre-Gilles de Gennes. Par contre Bashung m'accompagne depuis toujours. Il m'a appris à lutter en dedans pour avoir le courage de vivre."
Tout est dans le par contre.
Bien sûr les artistes ont une place dans notre vie. Certains jouent même un grand rôle dans la vie civique, par leur témoignage médiatisé, par le sens qu'ils donnent à leur œuvre. Livres, tableaux, sculptures, musiques et mots nous entraînent dans un monde d'esthétique, d'émotion, sans lequel nous ne pourrions vivre humainement ; la création artistique même est un mystère qui nous dépasse et donne une autre dimension à notre regard, à notre esprit.
Mais par contre exclut.
On y lit que le pourfendeur de La princesse de Clèves a gagné, ou au moins qu'il accompagne une descente aux enfers de l'esprit.
Reconnaître la valeur des artistes (sans même faire de hiérarchie entre eux), n'exclut pas de soutenir le savoir, la connaissance, la recherche.
Oublier maintenant PGG, mépriser les chercheur-e-s, est symbolique. Inquiétant aussi : pour avoir "le courage de vivre" aujourd'hui, il faut aussi gagner dignement sa vie, subsister dans un monde économique où la connaissance et la recherche permettent aux emplois de se développer, d'évoluer. Courir en masse vers les métiers du loisir, de la com et des paillettes ne nourrit pas longtemps son (jeune) homme ; produire est utile aussi au monde, pas honteux
Nobel et Bashung (ou Anne Sylvestre ou Yvan Dautin), nous avons besoin des deux.
Clic sur la zapette de TV : pour les médias, c'est M. Sarkozy qui est là...
Bien loin des humanistes de la Renaissance, quand la connaissance, la science, les arts se mêlaient, en toute conscience.
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